Nous présentons ici un texte, premier d'une série à venir concernant les luttes des classes en Iran, initialement rédigé par un groupe révolutionnaire allemand, Wildcat. Nous sommes globalement en accord avec l'essentiel du texte, les divergences portant sur les catégorisations sociales qui ne sont pas issues du marxisme, comme l'emploi du terme "classes moyennes" par les auteurs, catégorisation issue de la sociologie bourgeoise, définie principalement selon une échelle de capacité de consommation, et non, au sens marxiste comme position de classe au sein des rapports de production capitalistes. Nous étions cependant en accord avec ce texte lors de sa publication en 2010, et notamment sur sa conclusion dialectique affirmant "si derrière la vague verte ne se prépare pas une vague de cols bleus, qui serait, elle, beaucoup plus forte."
IRAN - (Wildcat - trad. Echanges)
La rente pétrolière
L’histoire du « capitalisme iranien » commence avec
le mouvement constitutionnaliste de 1906 (1), contemporain de la
révolution russe de 1905, qui a suivi les premières recherches de
pétrole par les Anglais à partir de 1901. Le développement capitaliste
de l’Iran est, donc, dès ses origines, lié au pétrole sur le marché
mondial. Depuis les années 1960, surtout depuis la « révolution
blanche » de 1963 (2), l’Iran est un pays capitaliste moderne, bien
qu’il dépende en partie de ses exportations de matières premières. Le
boom pétrolier (et l’explosion des prix du pétrole après 1973 et 2005) a
permis au régime en place de s’engager à fond sur la voie d’une
dictature du développement ; le secteur public de l’économie est à peu
près aussi important que le secteur privé : les statistiques iraniennes
font état d’environ 20,47 millions d’actifs, pour une population de 73
millions, dont 5,48 millions dans le privé et 5 millions d’« employés
d’Etat », qui vont du Pasdaran (3) jusqu’à l’employé de l’industrie
automobile publique, auxquels s’ajoutent 1,53 million d’« employeurs »
et 7,36 millions d’indépendants (4). Le développement et l’énorme
appareil d’Etat sont financés tous les deux par la rente pétrolière. La
plus-value produite par les travailleurs dans d’autres régions du monde,
notamment dans les pays importateurs de pétrole, incombent en partie à
l’exportation du pétrole par l’Etat iranien. C’est ce mélange entre
dépendance et développement forcé qui, dans les années 1970, avait
conduit à la grave crise économique qui allait déboucher sur la
révolution de 1979, et le gouvernement d’Ahmadinejad se heurte
actuellement au même problème structurel.
La crise
La hausse des revenus du pétrole a provoqué, entre 2005 et 2008, un
triplement de la masse monétaire et une poussée inflationniste de 10,4 %
à 25,4 %. Le régime a cherché à en amoindrir les effets par des
facilités de crédit et des subventions, mais, malgré cela, la pauvreté
et la crise du logement se sont accrus. La chute du prix du pétrole de
148 à 40 dollars le baril, à l’été 2008, a creusé de larges trous : il
manque 25 à 30 milliards de dollars au budget de l’Etat pour 2009, et 6
milliards de dollars doivent être récoltés afin de pouvoir payer les
salaires et traitements des fonctionnaires d’Etat. L’Iran a besoin de
crédits mais a de grosses difficultés à en obtenir, en partie à cause de
la crise mondiale. L’inflation ne cesse de croître (depuis le début de
cette année, les prix des denrées alimentaires ont augmenté de 40 %), la
production industrielle se contracte. Au printemps 2009, les chômeurs
étaient officiellement 2,7 millions, mais on compte comme « actif »
toute personne ayant travaillé ne serait-ce qu’une heure dans les jours
précédents l’enquête ; d’où il ressort que les chiffres réels du chômage
sont beaucoup plus élevés.
Une période de sécheresse, qui persiste depuis 2008, est venue
s’ajouter à la baisse des revenus du pétrole. L’arrêt de centrales
hydrauliques a créé des goulots d’étranglement dans la distribution
d’électricité mais, surtout, la production agricole a dramatiquement
reculé, un tiers de la superficie des terres cultivables devant être
irrigué. Cela faisait seulement quatre ans que l’Iran était parvenu à ne
plus dépendre des importations de froment ; en 2008, il dut en importer
à nouveau 4 millions de tonnes. Avant l’éclatement de la crise
actuelle, l’Etat devait déjà prélever 4,5 millions de dollars sur le
fonds de devises mis en place par Khatami (5), dit « fonds pour
l’avenir », afin d’importer les moyens de subsistances qui manquaient.
En été 2008, le budget pour l’importation d’essence était épuisé et
le gouvernement a dû à nouveau prélever des dollars rapportés par la
vente du pétrole pour importer de l’essence.
Des « pétro-élections »
Avant les élections, les travailleurs se sont battus contre l’inflation et pour un quadruplement du salaire minimum ; mais ce dernier n’a été augmenté que de 20 %, un taux inférieur à celui, officiel, de l’inflation. Le 1er mai, 150 militants ouvriers et syndicaux ont été emprisonnés pour avoir voulu descendre dans la rue en faveur d’une augmentation du salaire minimum, et relâchés seulement après avoir payé de très fortes cautions. Au total, les élections de l’été 2009 ont été largement influencées par la crise économique, et les questions à propos de la répartition de la rente pétrolière ont marqué l’ensemble des débats : quelle part en serait réservée aux investissements, comment serait-elle répartie et sous quelle forme ? C’est sur ce front qu’une crise du régime s’est fait jour ces dernières années, entre destitutions de ministres et remaniements ministériels. Ministre de l’économie, chef de la banque centrale et ministre du travail se sont opposés à propos de ce qui était le plus dangereux, l’inflation ou le chômage, et de ce qui serait le pire, une dérive de la masse monétaire ou une envolée des taux d’intérêt.
Après la prise du pouvoir par Khomeiny en 1979, la pauvreté avait
réellement diminué par suite des luttes et mouvements révolutionnaires.
Des salaires plus élevés, la réembauche des chômeurs par les conseils
ouvriers, l’occupation des logements vides, l’appropriation par les
paysans des terrains destinés à la construction immobilière et des
terres arables ont contribué à une nette amélioration du niveau de vie.
Mais après la consolidation du pouvoir d’Etat islamique, et
particulièrement après la guerre Irak-Iran et la libéralisation de
l’économie sous Rafsandjani (6), la pauvreté a de nouveau augmenté.
Ahmadinejad a voulu y faire obstacle avec sa propagande
redistributive, promettant, par exemple, à la mi-2006 : « Dans trois ou
quatre ans, nous n’aurons plus aucun problème d’emploi », grâce à un
ensemble de « projets d’actions à court terme », dont des crédits aux
petits entrepreneurs et des aides à la création d’entreprises
individuelles. On consentit, en outre, des crédits faciles aux rentiers,
aux agriculteurs, aux étudiants, aux couples récemment mariés et aux
propriétaires d’un logement. Les prédictions économiques paraissaient
favorables, les revenus du pétrole ayant atteint 266 milliards de
dollars américains au cours des quatre années de pouvoir d’Ahmadinejad,
quasiment autant que durant les seize années précédentes, selon des
calculs de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP).
Le régime comptait avec ces mesures réagir contre l’aggravation, à
l’époque, de son isolement politique et contre la mise en œuvre des
sanctions économiques, en élargissant la politique économique de l’Etat.
Mais, selon une enquête parlementaire, seuls 38 % des 19 milliards de
dollars accordés aux « projets d’actions à court terme » eurent un effet
concret sur l’emploi ; le reste s’est déversé dans d’autres canaux,
principalement dans la spéculation immobilière. Les couches sociales qui
avaient été exclues de ces aides s’appauvrirent du fait de la vigueur
de l’inflation. La bulle immobilière a éclaté au printemps 2008, lorsque
le gouvernement interdit à l’ensemble du système bancaire d’accorder de
nouveaux crédits immobiliers. S’ensuivit un recul drastique de la
demande de logements, et non seulement les agents immobiliers, mais
aussi des institutions publiques, et l’Etat lui-même, se retrouvèrent à
la tête d’un énorme tas de crédits douteux. De leur côté, les banques
ont 27 milliards de dollars de crédits qui se promènent dans la nature,
qu’elles ne recouvreront pas, et ne s’acquittent plus de leurs dettes
auprès de la banque centrale : les créances externes de la banque
centrale, et par voie de conséquence de l’Etat, ont augmenté de 106 %
entre septembre 2007 et septembre 2008. Ce qui a contraint celui-ci à ne
plus payer, ou bien à payer avec retard, ses fournisseurs ainsi que bon
nombre de ses fonctionnaires. De plus, les banques ont fortement réduit
l’octroi de crédits à l’économie, et ce resserrement du crédit pèse sur
la demande en investissements et en produits de consommation, et
aggrave la crise.
Selon des statistiques fournies par sa propre banque centrale, la
pauvreté s’est accrue sous Ahmadinejad de 18 % à 19 % (14 millions de
personnes) dès les deux premières années de son gouvernement, plus
fortement en pourcentage dans les campagnes que dans les villes, et
touche plus les jeunes que les autres groupes d’âge. On peut considérer,
à partir de ces données, qu’aujourd’hui plus de 15 millions de
personnes vivent sous le seuil de pauvreté : femmes célibataires,
chômeurs dans les villes, etc.
De même, le gouvernement d’Ahmadinejad a échoué sur le deuxième front important de la réforme des subventions et des charges de l’Etat. L’Iran importe près de 40 % de son carburant aux prix du marché, faute de capacités de traitement et de raffinage ainsi que de pipelines. On parle depuis des années de supprimer les subventions pour les dérivés du pétrole (7), l’électricité et l’eau ; mais en juin 2007, les tentatives de rationner l’essence subventionnée à 100 litres par mois et par véhicule privé, et d’augmenter dans le même temps le prix au litre de 8 à 10 cents américains (l’Iran paye 40 cents le litre d’essence importé), ont débouché sur ce que l’on a appelé « les révoltes de l’essence ».
De même, le gouvernement d’Ahmadinejad a échoué sur le deuxième front important de la réforme des subventions et des charges de l’Etat. L’Iran importe près de 40 % de son carburant aux prix du marché, faute de capacités de traitement et de raffinage ainsi que de pipelines. On parle depuis des années de supprimer les subventions pour les dérivés du pétrole (7), l’électricité et l’eau ; mais en juin 2007, les tentatives de rationner l’essence subventionnée à 100 litres par mois et par véhicule privé, et d’augmenter dans le même temps le prix au litre de 8 à 10 cents américains (l’Iran paye 40 cents le litre d’essence importé), ont débouché sur ce que l’on a appelé « les révoltes de l’essence ».
Le budget pour 2009 prévoyait de cesser toute subvention aux prix de
l’essence, du gazole, du gaz et de l’électricité, de distribuer à la
place directement une partie de l’argent économisé (environ 20 milliards
de dollars) aux ménages à bas revenus ainsi qu’aux entrepreneurs
touchés par la hausse des prix, et de provisionner 8,5 milliards de
dollars pour « consolider l’économie ». Ce projet a été bloqué après de
vifs débats parlementaires peu avant l’élection présidentielle (8), le
gouvernement redoutant qu’une plus forte augmentation de l’inflation ne
conduise à plus de perturbations au sein de vastes couches de la
société, en particulier parmi la jeunesse.
Par ailleurs, le gouvernement d’Ahmadinejad, n’ayant pas plus réussi
dans les domaines essentiels des politiques économiques et sociales,
s’était vu contraint, en dépit de sa propagande, de se rapprocher des
Etats-Unis, par exemple dans son soutien logistique à la guerre en
Afghanistan, afin d’obtenir, en pleine crise, un adoucissement de
l’embargo économique. Malgré tout, sa réélection ne paraissait poser
aucun doute, et beaucoup de gens furent surpris par la dynamique des
événements au cours de la compétition électorale. Il y a deux raisons
principales à cela : la première tient au rôle que joue toujours avant
des élections, en Iran comme partout ailleurs, la distribution d’argent,
entre forte augmentation des pensions, embauche de 2 000 travailleurs
dans l’automobile, dividendes distribués aux actions dites
« équitables » d’environ 80 dollars, etc. ; le deuxième facteur tient au
rôle spécifique, fortement ancré dans le système du pouvoir, que jouent
les Pasdaran et les Bassidji (9) en faveur d’Ahmadinejad. Trente-six
mille postes de surveillance bassidji furent implantés dans les usines,
les administrations, les quartiers urbains et les villages et, en 2008,
leur budget a augmenté de 200 %. C’est grâce à ces structures que les
élections ont pu être partiellement « directement contrôlées ».
Problèmes pour en finir avec un relâchement de la répression
En pleine crise économique, l’élection devait donner une légitimité
nouvelle au régime. Ahmadinejad s’y présentait comme représentant les
pauvres contre l’élite des nantis. Pour la première fois, les organes de
sécurité laissèrent la jeunesse se rassembler sans intervenir. On vit
même des duels télévisés entre candidats. Mais, à partir du début juin,
ces duels dérapèrent verbalement, et les rassemblements dans les rues se
transformèrent en violentes manifestations contre le gouvernement ; de
toute évidence, cette élection allait se convertir en vote
protestataire. La population utilisait de plus en plus la campagne
électorale, et l’espace public que celle-ci avait ouvert, pour exprimer
ses propres intérêts. Vinrent s’y adjoindre ceux-là mêmes qui
n’envisageaient pas de participer à l’élection et les couches sociales
les plus pauvres. Les discussions sont alors devenues publiques, des
slogans sont apparus et les partisans des différents candidats
s’insultaient mutuellement. Mais lorsque quelqu’un dans la foule
disait : « Du calme, laissez-nous discuter sérieusement ; nous n’avons
que deux semaines pour le faire », il était unanimement applaudi, tout
le monde partageant apparemment cette opinion. La répression passait par
une période de vacance qui devait s’achever après l’élection, quel
qu’en fût le vainqueur.
Toutefois, les manifestations avaient atteint un tel niveau de
masses, qu’après l’élection, il fut difficilement possible de les
contenir. Elles prirent, au fur et à mesure, pour cible les maux
économiques et sociaux tels que l’inflation, puis, finalement, le
système dans son entier.
Encouragé par la remontée des cours du pétrole et son rapprochement
avec les Etats-Unis, le régime a alors pris des mesures très fermes.
Mais il n’a pas pu briser la dynamique qui s’était enclenchée ni
réconcilier les fractions apparues au sein du régime. Au contraire ! Les
manifestations se sont renforcées et radicalisées après les menaces
ouvertes que Khamenei (10) formula lors du prêche du vendredi : « Les
élections se déroulent dans les urnes, non dans la rue » ; à partir de
là, les choses se sont durcies ! La composition des manifestants s’est
modifiée et beaucoup de gens ont commencé à comparer les événements en
cours avec la révolution de 1979. La comparaison est justifiée si l’on
considère le caractère dictatorial du régime et la crise qui le frappe
depuis un moment dans un contexte de grave crise économique. Mais la
société irannienne a beaucoup changé depuis 1979 : la population de
Téhéran est passée de 5 millions à 12 millions d’habitants, la classe
moyenne n’est plus issue des traditionnels marchands du bazar mais des
professions modernes : propriétaires de fonds de commerce, juristes,
enseignants, etc. ; enfin, le nombre d’ouvriers a considérablement
augmenté ces dernières années.
Plusieurs points séparent le mouvement actuel de celui de la fin des
années 1970 : les femmes y jouent un rôle beaucoup plus actif, les cris
nocturnes d’« Allah akhbar » (« Dieu est le plus grand ») n’expriment
pas toujours des convictions religieuses mais sont lancés pour provoquer
le pouvoir ; toute une série de slogans visent d’ailleurs au même
effet, comme par exemple « A bas la dictature ». Le mouvement prenant de
l’extension, on voit de plus en plus d’ouvriers d’usines et d’employés
participer aux manifestations et aux combats de rue, mais seulement le
soir après le travail ; apparemment, les travailleurs imaginent mal se
mettre massivement en grève pour porter le coup de grâce au régime. Seul
le syndicat des conducteurs de bus, qui avait appelé à boycotter les
élections, a condamné toute répression dans une déclaration publique.
Considérations sur le caractère du mouvement
La gauche iranienne en exil est incurablement divisée dans ses
interprétations du mouvement ; deux positions se font jour dans les
débats, qui toutes deux prennent une partie pour le tout. Les uns y
voient un mouvement réactionnaire des plus hautes couches sociales
contre les basses classes. Plusieurs « anti-impérialistes » vont si loin
dans ce raisonnement, qu’ils adoptent la position d’Hugo Chávez et
accusent le mouvement d’être une « vague verte », du même genre que les
« révolutions de couleur »(11), le vert étant la couleur que la
commission électorale de l’Etat avait octroyée au camp de Moussavi (12).
Mais les manifestations n’ont pas été déclenchées depuis l’étranger et
il n’y avait pas que des partisans de Moussavi dans les rues.
L’autre pôle, prenant ses désirs pour la réalité, y voit un pur
mouvement révolutionnaire. Il est vrai que les quatre groupes sociaux
qui souffrent le plus de la crise : les ouvriers, les jeunes, les femmes
et les étudiants, sont à la pointe des manifestations. Mais ils ne
formulent pas (encore ?) d’idées claires à propos de la situation
sociale telle qu’elle est, et c’est toujours la répression qui
prédomine. Les usines étant en dehors des villes, les ouvriers demeurent
sous le contrôle des forces de sécurité pendant le travail ; celui qui
quitte son poste pour aller participer à une manifestation peut compter
sur son licenciement le lendemain. Quant aux 148 militants libérés sous
caution sur les 150 arrêtés le 1er mai, le danger était trop grand pour
eux de se montrer à une quelconque manifestation ; tout comme il est
trop dangereux pour divers groupes politiques de s’exprimer
publiquement.
Néanmoins, nous avons pu observer cet été que les manifestations de
rues se poursuivaient d’une manière ou d’une autre. Après la menace de
Khamenei lors de son prêche du vendredi, Moussavi avait, par exemple,
appelé ses partisans à la trêve ; il n’empêche que le lendemain avaient
lieu les manifestations de masses les plus importantes depuis la
révolution, au cours desquelles les manifestants se sont livrés à des
combats de rue avec les commandos spéciaux de la police, des Pasdaran et
des Bassidji, et des banques ont été détruites. Ce jour-là, plus de dix
personnes ont été tuées. Un militant ouvrier a remarqué que les bus
d’entreprise ne rentraient pas dans les cités dortoirs mais allaient en
ville pour y emmener les participants aux manifestations.
La jeunesse
En 1988, Moussavi étant Premier ministre et Rafsandjani président
(13), 5 000 détenus politiques, préalablement condamnés à des peines
d’emprisonnement, ont été exécutés en trois mois sur ordre exprès de
Khomeiny (4 486 d’entre eux sont aujourd’hui nommément identifiés).
Lorsque, lors d’une conférence de presse pendant une visite à Bonn,
quelqu’un interrogea le vice-ministre des Affaires étrangères de
l’époque, Mohammad Javad Larijani (14), à propos de ces exécutions de
masses, celui-ci compara cyniquement le taux élevé de natalité en Iran
avec les quelques milliers de défunts : « Nous avons chaque année deux
millions de nouveaux citoyens. » Les milliers de morts ne sont plus là,
mais les millions de jeunes, qui constituent désormais un tiers de la
population, sont dans la rue, et sont devenus une bombe à retardement
pour le régime.
Ces trente dernières années la population a presque doublé, passant
de 37 millions environ à 73 millions de personnes. On compte aujourd’hui
14 millions d’écoliers ; ils étaient 5 millions en 1979. Chaque année, à
peu près 700 000 jeunes arrivent sur le marché du travail sous de
sombres auspices : au printemps 2009, le taux officiel du chômage
atteignait 11,2 %, 17,8 % parmi les jeunes, 29 % parmi les jeunes femmes
et, en gros, 23,7 % parmi les jeunes urbains. Pour gagner leur vie,
beaucoup doivent occuper deux ou trois emplois à la fois.
Selon des chiffres officiels de l’ONU, 2,8 % de la population
iranienne consomment des dérivés de l’opium. C’est le taux le plus élevé
de dépendance aux drogues dans le monde et, en chiffres absolus, dix
fois plus qu’en Angleterre, pour une population quasiment équivalente.
La consommation de drogue n’est, par ailleurs, pas limitée aux jeunes ;
d’après une enquête, 20 000 des 60 000 travailleurs d’un des plus gros
chantiers de gaz du monde s’y adonnaient. En 2002, l’Etat a dû changer
de stratégie vis-à-vis des drogués et émettre un décret religieux
(fatwa) autorisant un programme de substitution par la méthadone.
C’est toute une jeunesse, qui en a ras le bol, qui s’est retrouvée
dans les manifestations : étudiants qui, diplômés au chômage, n’ont
aucune perspective, ou prolétaires dont les conditions de vie et de
travail ne cessent d’empirer, que ce soit sous les « réformateurs » ou
sous les « conservateurs ». Ils sont sans avenir et n’accordent aucune
légitimité au système, n’ont aucune confiance dans les institutions, à
quelque niveau que ce soit, et rejettent l’influence des autorités
religieuses sur la société.
Ouvriers et ouvrières
La proportion des ouvriers dans la population est restée constante
depuis 1979, ce qui signifie que leur nombre a doublé depuis trente ans.
Aujourd’hui, environ un million d’ouvriers d’industrie travaillent dans
des entreprises comptant plus de dix employés. On peut les répartir,
grossièrement, en trois branches d’activité : le textile et la
transformation des produits de l’agriculture, l’industrie pétrolière, et
les nouvelles industries, en particulier l’automobile. La première,
traditionnelle, est en déclin. Quant aux travailleurs du pétrole, ils
ont joué un rôle décisif dans la révolution de 1979 en se mettant en
grève. Depuis, leur nombre est à peu près demeuré identique, mais la
structure de l’industrie pétrolière a, elle, beaucoup changé à cause des
privatisations partielles et des fermetures d’entreprises,
affaiblissant dans le même temps les capacités organisationnelles des
ouvriers de cette branche. Ils formaient autrefois un seul bloc compact
qui transmettait leur expérience de soixante-dix années aux nouveaux
embauchés. Les ouvriers spécialisés des nouvelles raffineries venaient
tous de plus anciennes d’Abadan, et avaient créé des contacts entre
elles toutes ; c’est à travers ces contacts que s’est, par exemple,
répandue la grève de 1978/1979. Pendant la guerre Iran-Irak, le centre
de raffinage d’Abadan a été détruit, de nombreux travailleurs se sont
retrouvés réfugiés de guerre, et ceux qui étaient politiquement actifs
ont souvent fui à l’étranger. Les autres ont été mis en préretraite ou à
la retraite.
L’industrie de l’électro-ménager gagne en importance, mais c’est le
secteur automobile qui est central avec ses 118 000 employés, un nombre
quatre fois plus important qu’en 1979. C’est le plus dynamique de cette
dernière décennie : en 1996, par exemple, on a produit 203 000 véhicules
privés en Iran, 917 000 en 2006, et 1,2 million en 2008 ; ce qui place
le pays en seizième position dans le monde. L’Etat possède 40 % du plus
gros producteur automobile du Proche-Orient, Iran Khodro ; Saipa, avec
35 % de part de marché en Iran, étant de loin son plus gros concurrent.
Iran Khodro a mauvaise réputation pour l’intensité et la longueur du
temps de travail, ainsi que pour ses vigiles omnipotents. L’année
fiscale précédente, l’entreprise a souffert de la crise et a enregistré
une perte de 120 millions de dollars ; mais avant la crise, déjà, la
vente d’automobiles avait dû être largement subventionnée à coup de
crédits.
Le 2 mai 2009, Iran Khodro s’est mis en grève. Les ouvriers avaient
touché une prime record de 1 000 dollars en 2006 ; elle ne s’élevait
plus qu’à 300 dollars en 2007 et 2008, et devait être supprimée en 2009.
Les travailleurs ayant protesté, ils recevaient 150 dollars ; mais
après une courte grève, la prime était relevée à 300 dollars.
Quelle perspective ?
Depuis l’été, la crise économique s’est accentuée. Après que le
secteur du bâtiment se fut effondré de 60 %, la crise a affecté d’autres
branches d’industrie. Six cents entreprises sont menacées de faillite
et les projets de création d’emplois d’Ahmadinejad ont avorté.
Ces dernières annés, nous avons parlé à plusieurs reprises des
conflits ouvriers en Iran dans Wildcat (15). En dépit des interdictions
de s’organiser et de la répression, grèves et autres actions ouvrières
n’ont jamais cessé. La lutte des enseignants, mais surtout des
chauffeurs de bus, a marqué une avancée qualitative.
En 2008, il y a eu aussi une révolte dans la sucrerie Hafftappeh.
Lorsque de la carotte et du bâton il ne reste plus que le bâton, lorsque
les luttes quotidiennes des travailleurs sont sans cesse réprimées,
comme, voilà quelques semaines, la grève de cinq jours chez Wagon Pars
(autrefois le plus gros producteur de wagons de chemins de fer du
Moyen-Orient), on s’attend alors à des conflits ouvriers à venir plus
violents.
Malgré une répression de plus en plus féroce des manifestations et le dévoiement du mouvement en une lutte de pouvoir entre deux ailes de la classe dirigeante, les connaisseurs de l’économie iranienne se demandent si derrière la vague verte ne se prépare pas une vague de cols bleus, qui serait, elle, beaucoup plus forte.
Malgré une répression de plus en plus féroce des manifestations et le dévoiement du mouvement en une lutte de pouvoir entre deux ailes de la classe dirigeante, les connaisseurs de l’économie iranienne se demandent si derrière la vague verte ne se prépare pas une vague de cols bleus, qui serait, elle, beaucoup plus forte.
Notes
(1) En 1906, l’opposition nationaliste, libérale et religieuse obtient la promulgation d’une Constitution.
(2) Programme de modernisation du pays lancé par le Shah (monarque) Mohammad Rezâ Pahlavi, qui gouverna l’Iran de 1941 à 1979.
(3) Le corps des Pasdaran, ou Gardiens de la révolution, est une
milice créée en mai 1979, peu après l’arrivée au pouvoir des religieux,
et financée par l’Etat. Il agit parallèlement à l’armée régulière et est
soumis directement au Guide de la révolution, actuellement Ali
Khamenei.
(4) Le total des chiffres cités n’atteint pas 20,47 millions, inexplicablement.
(5) Seyyed Mohammad Khatami, président de l’Iran de 1997 à 2005.
(6) Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, président de l’Iran de 1989 à 1997.
(7) L’Iran se place en quatrième position pour l’extraction du
pétrole et possède, avec 10 % à 11 % des gisements connus, les
troisièmes plus grandes réserves de pétrole dans le monde. Le pays
extrait environ 4 millions de barils, dont 1,42 million servent à ses
propres besoins (trois fois plus qu’en 1980), le reste partant à
l’exportation. Par manque de capacités de raffinage, le pays doit
importer environ 170 000 barils d’essence par jour, à un coût, pour le
régime, de plus de 4 milliards de dollars américains en 2006. Les
subventions d’Etat au prix de l’essence atteignent au total 12 % du PIB.
Quant au gaz naturel, l’Iran se situe en septième position mondiale
pour son extraction et en deuxième position pour ses réserves. Il doit
cependant, aujourd’hui encore, importer plus de gaz qu’il en exporte.
(Note de Wildcat.)
(8) Mehdi Karoubi, un des candidats à la dernière élection
présidentielle, promettait dans son programme électoral de répartir les
actions des entreprises nationales du pétrole et du gaz entre tous les
Iraniens, afin de transformer le monopole et le pouvoir de l’Etat fondés
sur la rente pétrolière en pouvoir du peuple. (Note de Wildcat.)
(9) Le corps des Bassidji est une milice paramilitaire constituée
pendant la guerre contre l’Irak (1980-1988), composée de volontaires
parfois très jeunes, certains ayant 13 ou 14 ans. Ils constituent
aujourd’hui dans le même temps une milice morale et une soupape de
sécurité pour la jeunesse issue des couches populaires qui y trouve un
emploi rémunéré. Les Bassidji obéissent totalement à Ali Khamenei.
Ahmadinejad y a été formé.
(10) Ali Khamenei, soutenu par le président d’alors Ali Akbar Hachemi
Rafsandjani, est devenu le Guide suprême de la République islamique
d’Iran à la mort de Khomeiny en 1989, après la disgrâce du dauphin
présumé Hossein Ali Montazeri (1922-2009). Il a vivement pris position
en faveur d’Ahmadinejad après la réélection de celui-ci en juin 2009.
(11) Qui ont eu lieu dans plusieurs pays d’Europe de l’Est à la fin
des années 1990 et au début des années 2000, et qui sont supposées avoir
été fomentées par les services secrets américains.
(12) Mir Hossein Moussavi, ancien Premier ministre pendant la guerre
Iran-Irak (1980-1988), est un des candidats malheureux à l’élection
présidentielle du mois de juin 2009.
(13) Rappelons qu’Ali Akbar Hachemi Rafsandjani fut président de
l’Iran de 1989 à 1997. De 1981 à 1989, c’est Ali Khamenei qui était le
président du pays.
(14) Cinq frères Larijani occupent, ou ont occupé, des postes dans le
gouvernement ou la diplomatie. L’aîné, Ali, est actuellement président
du Parlement et Sadegh, chef du système judiciaire iranien.
(15) Voir « Tous unis contre le séisme social » dans Echanges n° 115, p. 34, et « Luttes ouvrières et guerre » dans Echanges n° 117, p. 29.
(16) Wagon Pars, qui comptait autrefois 1 700 employés, a souffert,
par suite de sa privatisation, de problèmes financiers. Après avoir
licencié les ouvriers en contrats précaires, l’entreprise a cherché à se
débarrasser de ceux qui restaient en les envoyant en préretraite dans
de mauvaises conditions, et ne versait plus aucun salaire depuis des
mois. Les ouvriers mécontents ont brisé des fenêtres et saccagé le
restaurant d’entreprise, et le 25 août, entamaient un sit-in devant la
porte de l’usine. La situation menaçant d’exploser (deux importantes
usines voisines étaient aussi proches de l’insolvabilité), des Pasdaran
et des unités anti-émeutes ont été postées à proximité de Wagon Pars
afin d’éviter que les ouvriers marchent vers le centre ville. La grève
s’est terminée cinq jours plus tard avec le paiement partiel des
arriérés de salaires, sur fond de représailles exercées par les vigiles
maison avec le soutien de la propagande du poste de contrôle bassidji de
l’usine. (Note de Wildcat.)